On dit souvent d’un artiste ou
d’un créateur, sans y prêter autrement attention, que son œuvre est
« onirique ». Peu d’artistes (ou même aussi, de créateurs, de scientifiques, etc.) ont admis avoir été influencés par des rêves.
L’un d’entre eux est Salvador
Dali qui a été inspiré par un rêve (en réalité deux rêves, faits à peu de distance l'un de l'autre) pour l’une de ses œuvres parmi les plus
célèbres et les plus remarquables : Le
Christ de Saint-Jean de la Croix. Cette huile sur toile, de 2,05 sur 1,15
m, a été peinte en 1951. Il en existe de multiples reproductions mais peu de
gens savent que l’original est conservé au musée Kelvingrove,
à Glasgow (Ecosse). Peu après qu’il ait été terminé, début 1952, le tableau fut exposé dans une galerie
londonienne où le Docteur Tom J. Honeyman, directeur des Musées de
Glasgow, le vit. Contre l’avis de son conseil d’administration et de la mairie dont dépendaient ses fonds, il décida de l’acquérir ainsi que
les droits afférents. Le prix initial était de 12000 £ mais il l’obtint pour
8200 £, prix encore jugé trop élevé par ses
détracteurs, parmi lesquels les étudiants de la Glasgow School of Art qui lancèrent même une pétition contre leur directeur car ils considéraient que l’argent consacré à acquérir cette oeuvre - désormais considérée comme l'un chef d'oeuvre de l'art mondial mais décriée à l'époque - aurait été mieux employé à promouvoir les artistes locaux. Cette polémique sera
à l'origine de l'amitié entre Honeyman et Dali qui engagèrent un échange
épistolaire qui dura de nombreuses années.
Le tableau fut exposé pour la
première fois le 23 juin 1952 au Kelvingrove
Art Gallery and Museum où il fit l’admiration de plus de 50 000 visiteurs durant les seuls six premiers mois de sa
présentation, confirmant au Dr. Honeyman
qu’il avait eu raison de tenir tête à tout le monde. Un fanatique tenta
cependant de détruire le tableau en lui
jetant une brique qui occasionna une importante déchirure de la toile. Après sa
restauration, il est désormais exposé à l’abri d’une vitre anti-effraction.
L'originalité de la perspective
et l'habileté technique firent du tableau l'un des plus emblématiques de Dali. Le
sujet est traité en perspective plongeante, le regard du spectateur étant placé
au-dessus de la croix dominant de très haut un paysage où l’on reconnaît sans peine - pour ceux qui la connaissent - la
baie de Port Lligat dans laquelle est amarrée la barque du maître. Entre le Christ et la baie s’intercalent des nuages aux
tons mystiques et mystérieux, illuminés par la clarté qui émane du corps de
Jésus. Le puissant clair-obscur qui sert à rehausser la figure du Christ
provoque un effet dramatique particulièrement spectaculaire.
La représentation du Christ est atypique : celui-ci est représenté par un
jeune homme musclé, aux cheveux bruns et courts qui semble flotter, comme en suspension dans l'air détaché, au-dessus de la croix, elle même suspendue dans l'air sans le moindre support [1]. A part la position du Crucifié et à la différence de la plupart des représentations classiques, on ne
voit aucun des attributs habituels du supplice – ni clous,
ni couronne d'épines, ni sang... Seule l'inscription INRI figure à la partie
supérieure de la croix mais sur une simple feuille de papier pliée traitée en trompe-l'oeil.
Dali reprit plusieurs fois ce
thème de la crucifixion (en particulier dans un autre tableau, peint deux ans
plus tard, en 1954, qu’il intitula Corpus Hypercubus, composition qui s’inspirait
des théories du Discours sur la forme
cubique de Juan de Herrera, concepteur du monastère de San Lorenzo de
l'Escorial au XVIe siècle.
Dans le numéro spécial de 1952,
édité par la Scottish Art Review, en
réponse à des critiques qui lui étaient faites sur la position atypique du
Christ, Dalí expliqua qu’elle lui avait été inspirée, d’abord par un tableau de
saint Jean de la Croix, puis par deux rêves consécutifs qu’il fit lors d’un
séjour en Californie :
« La position du Christ a provoqué une des premières objections sur
cette peinture. Du point de vue religieux, cette objection n'est pas fondée,
puisque mon tableau est inspiré de dessins de crucifixion de saint Jean de la
Croix en personne. Pour moi, ce tableau devait être exécuté comme une
conséquence d'un état d'extase. La première fois que je vis ce dessin, il
m'impressionna de telle façon que plus tard, en Californie, je vis le Christ en
rêve dans la même position, mais dans le paysage de Portlligat, et j'entendis
des voix qui me disaient « Dali, tu dois peindre ce Christ »
« Et je commençais à le peindre le jour suivant. Jusqu'au moment où je
commençais la composition, j'avais l'intention d'inclure tous les attributs de
la crucifixion – clous, couronne d'épines, etc. – et de transformer le sang en
œillets rouges sur les mains et les pieds, avec trois fleurs de jasmin qui
ressortiraient des blessures du côté. Les fleurs auraient été réalisées à la
manière ascétique de Zurban. Mais juste avant de finaliser mon tableau, un
second rêve modifia tout ça, peut-être à cause d'un proverbe espagnol qui dit
« A mal Cristo, demasiada sangre »[2]
« Dans ce second rêve, je vis le tableau sans les attributs
anecdotiques : seule la beauté métaphysique du Christ-Dieu. J'avais également
eu l'intention de prendre pour modèles pour le fond les pêcheurs de Port
Lligat, mais dans ce songe, à leur place, apparaissait dans un bateau un paysan
français peint par Le Nain, dont seul le visage a été modifié pour ressembler à
un pêcheur de Port Lligat. Cependant, vu de dos, le pêcheur a la silhouette de
Velázquez. Mon ambition esthétique dans ce tableau était contraire à tous les
Christ peints par la majorité des peintres modernes, qui l'interprétèrent dans
un sens expressionniste et contorsionniste, provoquant une émotion par le biais
de la laideur. Ma principale préoccupation était de peindre un Christ beau
comme le Dieu même qu'il incarne »
[1]
On ne connaît pas toujours les modèles de Dali. Celui qui a servi de modèle au
Christ de saint Jean de la Croix était un cascadeur hollywoodien de 32 ans du
nom de Russel M. Sanders, rencontré lors d’un séjour américain du couple. Celui-ci est mort à 82 ans dans une maison de retraite de West Hollywood. Un autre des modèles masculins de Dali a été identifié. C'est le jeune homme qui figure à plusieurs reprises sur un autre tableau célèbre de Dali, La découverte des Amériques par Christophe Colomb, aussi appelé Le songe de Christophe Colomb, peint à Port Lligat en 1957-58. Le modèle, un jeune homme américain d'origine grecque s'appelait Christos (ou Jristos ou encore Xristos) Zoas. Il posa pour Dali mais refusa de le suivre en Espagne. Ce tableau fait partie de la collection Reynolds Morse à St. Petersburgh en Floride.
[2] L’expression exacte est « A mal Cristo, mucha sangre », ce qui se traduit par "A mauvais Christ, trop de sang" et s’utilise pour
qualifier une œuvre de peu de valeur artistique où l’artiste, pour masquer son
manque de talent, exagère les détails dramatiques, comme dans le style baroque, si abondant en Espagne.La représentation de Dali est beaucoup plus conforme que ces oeuvres qui représentent outrancièrement le supplice d'un corps humain au message christique originel dont tout le sens est celui de la résurrection et de la vie éternelle.
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