Le 11/02/2013, j'ai publié un post dans lequel j'essayais de transcrire le texte de la chanson Le pollen, interprétée par Pierre Barouh, qui m'a accompagné pendant de nombreuses années. J'ai toujours beaucoup aimé le message de cette chanson chantée (ou plutôt dite) à plusieurs voix, où Barouh et ses copains, sur fond de bruits de restaurant, énumèrent en riant toutes les personnes qui ont fait leur vie et les ont inspirés.
Ce post a suscité le plus grand nombre de commentaires de ce blog, apportant ainsi la confirmation que je ne suis pas le seul à m'être intéressé à ce texte. Dans un des plus récents commentaires, un correspondant qui signe Gérald H. (mais qui, hélas, ne m'a pas laissé ses coordonnées précises), m'indique un lien avec un article de journal consacré à ce chanteur-compositeur-producteur de génie (c'est lui qui a composé la BO d'Un homme et une femme, de Lelouch, la magnifique chanson "A bicyclette" interprétée par Yves Montand mais aussi le tube nostalgique de Françoise Hardy "Des ronds dans l'eau" qui a bercé mon adolescence).
Voici, in extenso, l'article écrit par Sophie Delassein, publié dans le Nouvel Obs du 16/08/2007 et repris sur le site des éditions Frémeaux.
RENCONTRE AVEC PIERRE BAROUH, LE
ROI DU SLOW BIZ - PAR SOPHIE DELASSEIN
Pierre Barouh est né à Paris en 1934. Chanteur, acteur, il est lancé
par les «chabadabadas» qu'il susurre en 1966 avec Nicole Croisille sur la BO
d'« Un homme et une femme», le film de Lelouch. Nouveau tube en 1968 avec «A
bicyclette». Grand découvreur de talents, il fonde alors le légendaire label
Saravah, qu'il anime toujours.
«Les Années Saravah, 1967-2002. Le label indépendant de la chanson
française» (2 CD, Saravah/Frémeaux & Associés). «La Cave Saravah, vol. 1»,
compilation avec Pierre Akendengue, Brigitte Fontaine & Areski, Jacques
Higelin, l'Art Ensemble de Chicago, Champion Jack Dupree, Baden Powell... (1
CD, Saravah).
En 1966, «Chabadabada», le tube
qu'il a composé pour la BO d'«Un homme et une femme», fait sa fortune. Et celle
de Saravah, légendaire label nonchalant mais créatif, dont on fête les 40 ans.
Histoire d'une vie à contre-courant
Il plante des pousses de bambou
dans son jardin parisien, fume des cigarettes japonaises, accroche au salon des
tableaux rapportés d'on ne sait où. En soixante-treize ans, Pierre Barouh, sa
guitare et sa caméra ont visité à peu près le monde entier. Tout est consigné
dans une biographie en japonais dont il semble très fier, bien qu'incapable
d'en comprendre un traître mot. En témoignant de l'intérêt que l'artiste
suscite à l'étranger, l'ouvrage met en relief la reconnaissance timorée des
Français à son égard.
L'image du chanteur triomphant et
du jeune premier de cinéma s'est brouillée quand il est passé de l'autre côté
de la création en montant sa maison de disques, Saravah. Soudainement, les
médias n'ont plus trop su comment traiter le sujet. C'était en 1966, le temps
ne fait rien à l'affaire. Pierre Barouh a l'air de souffrir de trop
d'indifférence, mais un devoir d'élégance l'empêche de se départir de son
sourire. «Parce que je semblais tourner le dos au succès, ils m'ont mis dans le
ghetto de l'utopie ou de la marginalité. On a ratifié mes réussites, mais mon
statut d'auteur n'a jamais été reconnu.» S'il se dit imperméable à toute forme
d'amertume, il continue à trouver l'air irrespirable en France, «un pays où la
tricherie est institutionnalisée et où, dans la perspective d'une certaine
réussite, il vaut mieux avoir la panoplie que le talent». Au bout de quatre
mois passés à Paris, il n'y tient plus. Il prend un billet pour Vancouver ou
Tokyo, le pays de son épouse. Pierre est un baroudeur.
Ce fils de juifs turcs immigrés a
commencé son errance à l'adolescence, en sortant d'un cinéma de quartier où
l'on jouait «les Visiteurs du soir». Jacques Prévert l'enchante avec «Démons et
merveilles», c'est le point de départ d'une culture vaste et désordonnée : il
écoute Brassens, Trenet, lit Mac Orlan, commence à écrire et à jouer de la
guitare. Il ne se souvient pas pourquoi ce jour-là il s'est promis de ne rien
faire d'autre que de voyager jusqu'à l'âge de 30 ans. Pierre Barouh n'a
longtemps été qu'un promeneur, partant sans argent, trouvant des petits boulots
sur place, chantant dans des bistrots paumés. «Il m'est arrivé de faire du stop
d'un côté et de l'autre de la route en me disant que le premier qui s'arrêtera
m'entraînera indifféremment vers le nord ou le sud.» Il dévore Jack London, sa
première destination sera le Grand Nord, la Scandinavie.
La guerre réduira à néant sa
scolarité. Il feuillette l'ouvrage japonais à la recherche d'une photographie,
qu'il finit par trouver, où pose à 7 ou 8 ans, enlacé par le bras protecteur
d'un paysan, un Juste qui a risqué sa vie pour cacher l'enfant à l'étoile
jaune. La famille est dispersée, son frère et sa sœur vivent chacun dans un
hameau voisin, leurs parents se débrouillent à Paris. Ils échapperont tous à la
Gestapo par miracle, se retrouveront à la Libération, et les veillées de
shabbat reprendront dans la gaieté malgré tout, avec une pensée pour tous ceux,
proches ou étrangers, qui ne sont pas revenus de Buchenwald ou de Birkenau.
Pierre Barouh a passé une enfance
bucolique dans la campagne vendéenne, ignorant les bombardements et les
restrictions, apprenant à poser des pièges à perdrix, regardant pousser les
arbres et couler la rivière en bas de la vallée. «Une rivière a un scénario
implacable, de sa source à son échéance. Sur son parcours, elle rencontre un
rocher, elle revient sur ses pas, elle s'accélère, s'adoucit. En montant le
film, je me suis rendu compte qu'inconsciemment j'avais vécu ma vie au rythme
d'une rivière.» Il en a gardé la passion des cours d'eau, au point de leur consacrer
un long-métrage en 1967, «Labyrinthe», qui prenait sa source place des Abbesses
pour se jeter dans l'Atlantique, où le navigateur Guy Bernardin embarquait pour
un périple en solitaire. Dans une de ses grandes chansons, «Des ronds dans
l'eau», une ballade interprétée par Françoise Hardy, il écrivait «L'ambition a
des lois ! L'ambition est un culte». Et pour lui, qui écrit, chante, réalise
des films, monte des pièces de théâtre et produit des artistes, qu'en est-il ?
«Je n'ai jamais eu d'autre ambition que de prendre mes rêves au sérieux.»
Au cœur des années 1950, ils sont
quelques-uns à partager cette philosophie de vie dans les boîtes de jazz de la
rue Saint-Benoît. Pierre Barouh est alors journaliste sportif à «Paris-Presse
l'Intransigeant» et assistant metteur en scène de Georges Lautner. A
Saint-Germain-des-Prés, il croise Juliette Gréco, Miles Davis et Françoise
Sagan, mais c'est Jean-Claude Merle (le père du Club Saint-Germain et du
Bistingo) qui l'a marqué : «Il ne faisait que des conneries. Il avait ouvert
rue de Seine la Cave à Merle, où Jean-Marie Rivière présentait les plus
mauvaises attractions du monde. Il annonçait «le Credo du paysan» par M. Untel
de la Comédie Française. C'était un piètre spectacle. Le type en question
venait bien de la Comédie-Française : c'était le concierge !»
Il y aura un après à
Saint-Germain-des-Prés. On retrouve la trace de Pierre Barouh au Brésil, avec
des sommités de la bossa-nova. Mais il faut rentrer fissa, dit le télégramme de
Claude Lelouch, qui a enfin trouvé l'argent pour achever le tournage d'« Un
homme et une femme». Avant de prendre l'avion, Barouh et Baden Powell créent
dans la nuit «Samba Sarava». Elle enrichira la BO du chef-d’œuvre de Lelouch,
composée pour l'essentiel par Pierre Barouh et Francis Lai, dont on retiendra
quelque «Chabadabada »... En 1966, le film remporte la palme d'or à Cannes, et
Pierre Barouh voit venir à lui, chéquier à la main, tous les éditeurs qu'il
avait contactés en vain quelques mois plus tôt pour leur vendre ses chansons et
boucler le budget de la comédie de Lelouch...
Heureusement pour lui, las
d'attendre une réponse, il avait fini par monter sa propre maison d'édition. Et
c'est ainsi qu'« Un homme et une femme» a fait sa fortune, qu'il a redistribuée
en créant les disques Saravah, où devaient débuter Brigitte Fontaine, Jacques
Higelin, David McNeil; où des jazzmen d'avant-garde comme l'Art Ensemble de
Chicago et Steve Lacy allaient trouver asile; où Jean-Roger Caussimon pouvait
enfin enregistrer sous son nom. Saravah jetterait aussi un pont entre l'Afrique
et le Brésil, avec des artistes comme Pierre Akendengue et Nana Vasconcelos.
Nombre d'entre eux ont ensuite
fait carrière loin de lui : «Ça fait quarante ans que je fais le trottoir pour
les multinationales», s'amuse Pierre Barouh. Sans regrets ni remords, il reste
disponible au talent des autres. Sa dernière découverte, c'est sa fille Maïa
Barouh et la Japonaise Kasumi qui sortent «l'Amitié», un album typiquement
Saravah : innovant et débridé, qui laisse une place à l'improvisation. Chez
Saravah, où l'on revendique le titre de «rois du slow biz», les sorties de
disques se font au rythme des rencontres, des envies, des impulsions. Ce qui
laisse à Pierre Barouh du temps pour regarder filer les rivières. Et faire des
ronds dans l'eau.
Sophie Delassein, Le Nouvel
Observateur - 16/08/2007
[Voir aussi Hommage à Pierre Barouh, publié le 18/01/2017]
[Voir aussi Hommage à Pierre Barouh, publié le 18/01/2017]
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