"...don't be stuck in the every day reality, allow yourself to dream, have faith in your wildest dreams." [AaRON]

"Ne restez pas scotchés à la réalité quotidenne. Permettez-vous de rêver. Croyez en vos rêves les plus fous..." [AaRON]

dimanche 28 septembre 2014

"DITES A TOUT LE MONDE CE QUE JE SUIS DEVENUE"


Photo de Camille Claudel à 20 ans, auteur inconnu, 1884 

Mon amie Mireille Laporte, qui vit en Italie et avec qui nous communiquons via Facebook, a mis en ligne cette lettre datée du 15 juin 1918, qu'écrivit Camille Claudel, alors internée à l'asile d'aliénés de Montfavet (Vaucluse) au Dr. Michaux pour lui demander d'intervenir pour la faire libérer. 

Cette émouvante lettre, "véritable cri de souffrance et appel au secours pour fuir la misère sordide qui l’étouffe et finalement, l’emportera" a d’abord été publiée sur le site de Des Lettres puis, reprise sur celui du Nouvel Observateur/Rue89. 

Monsieur le Docteur,

Vous ne vous souvenez peut-être plus de votre ex-cliente et voisine, Mlle Claudel, qui fut enlevée de chez elle le 13 mars 1913 et transportée dans les asiles d’aliénés d’où elle ne sortira peut-être jamais.

Cela fait cinq ans, bientôt six, que je subis cet affreux martyre.

Je fus d’abord transportée dans l’asile d’aliénés de Ville-Evrard puis, de là, dans celui de Montdevergues près Montfavet (Vaucluse).

Inutile de vous dépeindre quelles furent mes souffrances.

J’ai écrit dernièrement à monsieur Adam, avocat, à qui vous aviez bien voulu me recommander, et qui a plaidé autrefois pour moi avec tant de succès ; je le prie de vouloir bien s’occuper de moi.
Mais dans cette circonstance, vos bons conseils me seraient nécessaires car vous êtes un homme de grande expérience et, comme docteur en médecine, très au courant de la question. Je vous prie donc de vouloir bien causer de moi avec monsieur Adam et de réfléchir à ce que vous pourriez faire pour moi.

Du côté de ma famille il n’y a rien à faire ; sous l’influence de mauvaises personnes, ma mère, mon frère [Paul Claudel] et ma sœur n’écoutent que les calomnies dont on m’a couverte.
On me reproche (ô crime épouvantable) d’avoir vécu toute seule, de passer ma vie avec des chats, d’avoir la manie de la persécution ! C’est sur la foi de ces accusations que je suis incarcérée depuis cinq ans et demi comme une criminelle, privée de liberté, privée de nourriture, de feu et des plus élémentaires commodités.

J’ai expliqué à monsieur Adam, dans une longue lettre, les autres motifs qui ont contribué à mon incarcération ; je vous prie de la lire attentivement pour vous rendre compte des tenants et aboutissants de cette affaire.

Peut-être pourriez-vous comme docteur en médecine user de votre influence en ma faveur. Dans tous les cas, si on ne veut pas me rendre ma liberté de suite, je préfèrerais être transférée à la Salpêtrière ou à Sainte-Anne ou dans un hôpital ordinaire, où vous puissiez venir me voir et vous rendre compte de ma santé.

On donne ici pour moi 150 francs par mois et il faut voir comme je suis traitée : mes parents ne s’occupent pas de moi et ne répondent à mes plaintes que par le mutisme le plus complet, ainsi on fait de moi ce qu’on veut. C’est affreux d’être abandonnée de cette façon, je ne puis résister au chagrin qui m’accable.

Enfin j’espère que vous pourrez faire quelque chose pour moi et il est bien entendu que si vous avez quelques frais à faire, vous voudrez bien en faire la note et je vous rembourserai intégralement.

J’espère que vous n’avez pas eu de malheur à déplorer par suite de cette maudite guerre, que monsieur votre fils n’a pas eu à souffrir dans les tranchées et que madame Michaux et vos deux jeunes filles sont en bonne santé.

Il y a une chose que je vous demande aussi : c’est, quand vous irez dans la famille Merklen, de dire à tout le monde ce que je suis devenue.

Maman et ma sœur ont donné l’ordre de me séquestrer de la façon la plus complète, aucune de mes lettres ne part, aucune visite ne pénètre.

A la faveur de tout cela, ma sœur s’est emparée de mon héritage et tient beaucoup à ce que je ne sorte jamais de prison. Aussi je vous prie de ne pas m’écrire ici et de ne pas dire que je vous ai écrit, car je vous écris en secret contre les règlements de l’établissement et si on le savait, on me ferait bien des ennuis !

Si quelquefois, vous croyez possible de venir me voir, comme mon docteur, cela me ferait bien plaisir de causer avec vous ; en vous adressant au docteur Clément, il vous donnerait l’autorisation.
Enfin je m’en remets à votre sagesse et à votre inspiration ; mais je n’y compte pas beaucoup car ici c’est bien loin et vous êtes toujours si occupé que je doute que vous puissiez entreprendre un pareil voyage.

Je vous en prie : faites tout ce que vous pourrez pour moi car vous m’avez montré plusieurs fois que vous aviez beaucoup de prudence et j’ai bien confiance en vous.
Recevez, monsieur le Docteur, mes meilleurs souvenirs

C. Claudel

Je dois vous mettre en garde contre les balivernes dont on se sert pour prolonger ma séquestration. On prétend que l’on va me laisser enfermée jusqu’à la fin de la guerre ; c’est une blague et un moyen de m’abuser par de fausses promesses car cette guerre-là n’est pas pour finir et d’ici-là je serai finie moi-même. Ah ! si vous saviez ce qu’il faut endurer ! C’est à faire frémir ! Si quelquefois je ne pouvais plus vous écrire, veuillez tout de même ne pas m’abandonner et agir si vous pouvez le plus tôt possible.

Ce qui gêne dans cette circonstance, c’est l’influence secrète des étrangers qui se sont emparés de mon atelier et qui tiennent maman dans leurs griffes pour l’empêcher de venir me voir."

Ce véritable appel au secours d'une femme qui avait visiblement toute sa raison, n'eut pas l'impact souhaité par son auteur puisqu'elle mourut en 1943, vraisemblablement de malnutrition, dans ce terrible endroit où elle vécut 30 ans d'enfer.  

Pourtant, dès le mois suivant son internement, une grande campagne de presse dénonçant les conditions arbitraires de sa "séquestration légale" mais rien n'y fit, même pas l'intervention d'Auguste Rodin qui lutta jusqu'à sa mort, en 1917, pour la faire libérer. La loi du 30 juin 1838 sur les aliénés qui rendait possible l'internement arbitraire pour raison psychiatrique à l'initiative de la famille ou d'une autorité quelconque, n'a été modifiée qu'en 1968 mais est malgré tout restée en vigueur jusqu'à l'adoption d'une nouvelle loi, le 27 juin 1990 !


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