Photo de Camille Claudel à 20 ans, auteur inconnu, 1884
Mon amie Mireille Laporte, qui vit en Italie et avec qui nous communiquons via Facebook, a mis en ligne cette lettre datée du 15 juin 1918, qu'écrivit Camille Claudel, alors internée à l'asile d'aliénés de Montfavet (Vaucluse) au Dr. Michaux pour lui demander d'intervenir pour la faire libérer.
Cette émouvante lettre, "véritable cri de souffrance et appel au secours pour fuir la misère sordide qui l’étouffe et finalement, l’emportera" a d’abord été publiée sur le site de Des Lettres puis, reprise sur celui du Nouvel Observateur/Rue89.
Monsieur le Docteur,
Vous ne vous souvenez peut-être plus de votre ex-cliente et
voisine, Mlle Claudel, qui fut enlevée de chez elle le 13 mars 1913 et
transportée dans les asiles d’aliénés d’où elle ne sortira peut-être jamais.
Cela fait cinq ans, bientôt six, que je subis cet affreux
martyre.
Je fus d’abord transportée dans l’asile d’aliénés de
Ville-Evrard puis, de là, dans celui de Montdevergues près Montfavet
(Vaucluse).
Inutile de vous dépeindre quelles furent mes souffrances.
J’ai écrit dernièrement à monsieur Adam, avocat, à qui vous
aviez bien voulu me recommander, et qui a plaidé autrefois pour moi avec tant
de succès ; je le prie de vouloir bien s’occuper de moi.
Mais dans cette circonstance, vos bons conseils me seraient
nécessaires car vous êtes un homme de grande expérience et, comme docteur en
médecine, très au courant de la question. Je vous prie donc de vouloir bien
causer de moi avec monsieur Adam et de réfléchir à ce que vous pourriez faire
pour moi.
Du côté de ma famille il n’y a rien à faire ; sous
l’influence de mauvaises personnes, ma mère, mon frère [Paul Claudel] et ma
sœur n’écoutent que les calomnies dont on m’a couverte.
On me reproche (ô crime épouvantable) d’avoir vécu toute
seule, de passer ma vie avec des chats, d’avoir la manie de la persécution !
C’est sur la foi de ces accusations que je suis incarcérée depuis cinq ans et
demi comme une criminelle, privée de liberté, privée de nourriture, de feu et
des plus élémentaires commodités.
J’ai expliqué à monsieur Adam, dans une longue lettre, les
autres motifs qui ont contribué à mon incarcération ; je vous prie de la lire
attentivement pour vous rendre compte des tenants et aboutissants de cette
affaire.
Peut-être pourriez-vous comme docteur en médecine user de
votre influence en ma faveur. Dans tous les cas, si on ne veut pas me rendre ma
liberté de suite, je préfèrerais être transférée à la Salpêtrière ou à
Sainte-Anne ou dans un hôpital ordinaire, où vous puissiez venir me voir et
vous rendre compte de ma santé.
On donne ici pour moi 150 francs par mois et il faut voir
comme je suis traitée : mes parents ne s’occupent pas de moi et ne répondent à
mes plaintes que par le mutisme le plus complet, ainsi on fait de moi ce qu’on
veut. C’est affreux d’être abandonnée de cette façon, je ne puis résister au
chagrin qui m’accable.
Enfin j’espère que vous pourrez faire quelque chose pour moi
et il est bien entendu que si vous avez quelques frais à faire, vous voudrez
bien en faire la note et je vous rembourserai intégralement.
J’espère que vous n’avez pas eu de malheur à déplorer par
suite de cette maudite guerre, que monsieur votre fils n’a pas eu à souffrir
dans les tranchées et que madame Michaux et vos deux jeunes filles sont en
bonne santé.
Il y a une chose que je vous demande aussi : c’est, quand
vous irez dans la famille Merklen, de dire à tout le monde ce que je suis
devenue.
Maman et ma sœur ont donné l’ordre de me séquestrer de la
façon la plus complète, aucune de mes lettres ne part, aucune visite ne
pénètre.
A la faveur de tout cela, ma sœur s’est emparée de mon
héritage et tient beaucoup à ce que je ne sorte jamais de prison. Aussi je vous
prie de ne pas m’écrire ici et de ne pas dire que je vous ai écrit, car je vous
écris en secret contre les règlements de l’établissement et si on le savait, on
me ferait bien des ennuis !
Si quelquefois, vous croyez possible de venir me voir, comme
mon docteur, cela me ferait bien plaisir de causer avec vous ; en vous
adressant au docteur Clément, il vous donnerait l’autorisation.
Enfin je m’en remets à votre sagesse et à votre inspiration
; mais je n’y compte pas beaucoup car ici c’est bien loin et vous êtes toujours
si occupé que je doute que vous puissiez entreprendre un pareil voyage.
Je vous en prie : faites tout ce que vous pourrez pour moi
car vous m’avez montré plusieurs fois que vous aviez beaucoup de prudence et
j’ai bien confiance en vous.
Recevez, monsieur le Docteur, mes meilleurs souvenirs
C. Claudel
Je dois vous mettre en garde contre les balivernes dont on
se sert pour prolonger ma séquestration. On prétend que l’on va me laisser
enfermée jusqu’à la fin de la guerre ; c’est une blague et un moyen de m’abuser
par de fausses promesses car cette guerre-là n’est pas pour finir et d’ici-là
je serai finie moi-même. Ah ! si vous saviez ce qu’il faut endurer ! C’est à
faire frémir ! Si quelquefois je ne pouvais plus vous écrire, veuillez tout de
même ne pas m’abandonner et agir si vous pouvez le plus tôt possible.
Ce qui gêne dans cette circonstance, c’est l’influence
secrète des étrangers qui se sont emparés de mon atelier et qui tiennent maman
dans leurs griffes pour l’empêcher de venir me voir."
Ce véritable appel au secours d'une femme qui avait visiblement toute sa raison, n'eut pas l'impact souhaité par son auteur puisqu'elle mourut en 1943, vraisemblablement de malnutrition, dans ce terrible endroit où elle vécut 30 ans d'enfer.
Pourtant, dès le mois suivant son internement, une grande campagne de presse dénonçant les conditions arbitraires de sa "séquestration légale" mais rien n'y fit, même pas l'intervention d'Auguste Rodin qui lutta jusqu'à sa mort, en 1917, pour la faire libérer. La loi du 30 juin 1838 sur les aliénés qui rendait possible l'internement arbitraire pour raison psychiatrique à l'initiative de la famille ou d'une autorité quelconque, n'a été modifiée qu'en 1968 mais est malgré tout restée en vigueur jusqu'à l'adoption d'une nouvelle loi, le 27 juin 1990 !
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