Avertissement !
Certaines personnes, mal informées, pourraient être choquées par la mise en ligne de ce texte d'un auteur que l'on considère à tort comme un nazi. Otto Rahn était avant tout un poète. Il était passionné par les relations qui avaient pu exister entre les troubadours et les "minnesanger" ("troubadours" en allemand) et fasciné par le catharisme. Il a vécu en Occitanie avant d'être rappelé en Allemagne où il s'est fait piéger par les SS qui ont vu en lui un thuriféraire des idées ésotériques nazies. Lorsque, conscient de l'horreur du système nazi, il voulut s'en écarter, ils se débarassèrent de lui d'une manière particulièrement atroce en le décapitant à la hache [Lire à ce sujet "Le mystère Otto Rahn, du catharisme au nazisme" de Christian Bernadac. Paris, Ed. France-Empire, 1978]. Je tiens en outre à préciser qu'on serait bien en peine de trouver une seule idée nazie dans "La cour de Lucifer" le livre dont est tiré le texte qui suit [Otto Rahn. La cour de Lucifer, les cathares gardiens du Graal". Paris, Tchou, 1974].
Le Jardin de Roses
« Depuis plusieurs semaines, je vis dans un alpage situé si haut dans la montagne que, dès que l’automne commence, on doit s’attendre à y voir tomber la neige. Sa blancheur recouvre alors la gentiane odorante, l’arnica dont la sève est efficace pour guérir les blessures, et la pudique rose des Alpes. Cet alpage trouve un sûr équilibre entre le Supérieur et l’Inférieur. Délimité nettement par ses parois abruptes, il se suffit à lui-même. J’ai senti tout de suite qu’il constituait un petit univers enchanté.
« Protégé par les magnifiques Dolomites, il est, certes, loin du monde, mais nullement étranger au monde. Sans lui être annexé, il est relié à lui. Un chemin escarpé qui épouse le flanc généreux de la montagne mène jusqu'à son sommet. En maints endroits, il est coupé de torrents écumants, bondissants, qui voudraient l’empêcher, semble-t-il, de mettre en communication les profondeurs sombres avec les hauteurs sublimes. Mais il s’obstine à monter : plus la paroi est abrupte, plus le torrent est violent, plus il met de sérénité à guider nos pas vers les hauteurs. Il sait que bientôt il n’y aura plus que les hauts sapins couverts de mousse pour l’empêcher de voir l’alpage où il est de son devoir de nous amener et qui constitue sa raison d’être. Quand je l’ai suivi pour la première fois, rien ne me laissait prévoir qu’il me conduirait si haut : un brouillard tourbillonnant et froid l’enveloppait. Enfin, je suis arrivé au sommet et j’y suis resté.
« Depuis que je suis sur cet alpage, je me suis rendu trois fois à Bozen. Il faut quatre heures de marche pour y aller. J’ai acheté de grosses chaussures, des vêtements épais. Plusieurs fois je suis descendu au fond du précipice que domine l’alpage, par un sentier de chasseurs, incroyablement accidenté, qui longe des troncs d’arbres déracinés et des rochers moussus. Dans la vallée, les arbres s’élèvent puissamment, car là la tempête ne peut les ébrécher. Le soleil lui-même ne parvient que difficilement au fond de ce gouffre. N’y a-t-il pas des jours où l’on serait heureux de se passer de lumière ? Ces jours-là, je descendais vers les profondeurs.
« Mais très souvent aussi j’ai pris le chemin qui, de l’alpage, mène au sommet. Il traverse de larges étendues de bruyère où se cachent les airelles rouges, puis une forêt de sapins sombres, à travers les branches déchiquetées desquels on voit toujours briller les grands champs enneigés des monts Adamello ; il contourne harmonieusement un abreuvoir que l’on a construit pour le bétail, et où viennent boire les oiseaux de la forêt. Et il s’arrête là. On est seul devant les aiguilles du « Jardin des roses » qui se dressent vers le ciel. On est seul à recueillir sans contrainte les révélations que ne manquent jamais de faire les hauts sommets des montagnes géantes, avec lesquelles on a l’impression ici de communier, comme si l’on avait part à leur substance.
« Je n’oublierai jamais cette soirée. J’étais devant mon chalet et je regardais mourir le jour. La cloche d’une chapelle située sur un autre versant, dans la forêt, sonnait un glas. Mais le splendide « Jardin de roses » vivait d’une vie insoupçonnée. Ses rochers s’éclairaient d’une flamme aussi rouge que les roses les plus délicates. Par moment, ils flamboyaient comme si un feu eût brûlé à l’intérieur de leurs formes ; et les traînées de brume qui s’accrochaient à leurs flancs ressemblaient à des nuages de fumée. Je contemplais ce spectacle. Et je pensais aux vieilles chansons qui racontent tant de choses merveilleuses sur cette montagne. Autrefois, quand les hommes étaient moins mauvais, le roi des nains, Laurin, entretenait ici un magnifique jardin de roses. Une odeur très suave s’exhalait des corolles de ces fleurs innombrables, et des myriades d’oiseaux, ivres de joie, chantaient nuit et jour la gloire du Créateur. Mais un jour des hommes méchants réussirent à capturer le roi des nains et ils l’emmenèrent dans leurs villes où ils lui firent jouer de force le rôle d’un baladin ou d’un fou, pour faire rire les badauds. Il arriva, cependant, peu après, que Laurin parvint à se débarrasser secrètement de ses chaînes et à revenir dans ses jardins paradisiaques. Afin que plus jamais quelqu’un d’indigne n’y rentrât, il les entoura - comme il l’avait déjà fait, d’ailleurs, une première fois - d’un fil de soie. Homme - eût-il dans les bras une vigueur exceptionnelle - n’aura jamais assez de force pour déchirer ce fil aussi fin que celui d’une toile d’araignée. Aucun mortel - aussi riche qu’il soit - ne pourra jamais acheter le droit de jeter un regard dans le « Jardin de roses ». Même s’il a lu tout ce qui a été écrit, il ne retrouvera jamais le livre où est décrit le jardin enchanté de Laurin.
« Telles étaient mes réflexions devant ma cabane de l’alpage. La nuit était maintenant complètement tombée et la lune avait fait son apparition : ses rayons d’argent jouaient sur la pierre éteinte. Le jour avait quitté ces lieux : la nuit froide y régnait, qu’une belle chanson de Brahms identifie à la mort. Et pourtant, devant moi, la montagne était toujours aussi vivante.
« Il me semble que ce qu’il y avait de plus merveilleux dans Laurin, c’était sa science du Jour et de la Nuit, science qui se confondait avec celle de la vie et de la mort. Oh, comme nous aimerions avoir cette connaissance ! disent les hommes en se lamentant. Car il est toujours possible d’entrer dans le royaume merveilleux de Laurin, malgré le fil de soie qui le protège ! A condition d’être un chevalier, ou un enfant - ou un poète !
« On raconte qu’un jour un compagnon de Dietrich de Bern chevauchait sur le très ancien Troj de rèses, le sentier des roses tyrolien, qui mène à travers la vallée du Tierser, du col de Karer vers le nord. Il avait essayé, mais en vain, de trouver l’entrée du royaume de Laurin. Chaque fois qu’il croyait toucher au but, des parois rocheuses infranchissables se dressaient devant lui. Il remarqua une crevasse et il s’y enfonça... C’était un passage souterrain. Et près d’un ruisseau il entendit les chants merveilleux d’une foule d’oiseaux. Il s’arrêta et prêta l’oreille. Alors il aperçut une femme qui gardait ses moutons dans une prairie ensoleillée. Il lui demanda si les oiseaux chantaient toujours ainsi. Elle lui répondit que depuis bien longtemps elle ne les avait pas entendus chanter, mais qu’elle croyait maintenant qu’il était possible de retrouver le moulin et de le remettre en marche pour le salut des hommes. « Quel est donc ce moulin ? » demanda le chevalier. « Un moulin enchanté qui ne tourne plus depuis de nombreuses années. Autrefois c’étaient des nains qui le faisaient marcher. Il appartenait à Laurin qui y faisait moudre de la farine pour la donner aux pauvres. Mais des hommes avides sont venus ; et l’un d’eux jeta un nain à l’eau parce qu’il ne lui avait pas donné assez de farine. C’est depuis ce temps-là que le moulin s’est arrêté. Il a disparu et est devenu introuvable. Et il doit le rester jusqu'à ce que les oiseaux recommencent à chanter. »
« Le moulin se trouve au fond de la crevasse, lui dit encore la femme, il est fermé, sa roue est immobilisée. On l’appelle le Moulin des roses, parce qu’il est entouré de roses sauvages. » Le chevalier courut aussitôt dans la forêt pour chercher le moulin, et il le trouva. La mousse poussait sur son toit, ses murs en planches étaient noircis par l’âge ; la roue ne tournait plus. Les roses formaient un fourré si épais qu’à moins de savoir que le moulin était là, on fût passé à côté sans le voir. Le chevalier essaya d’ouvrir la porte : la serrure ne céda pas. Il avisa alors une petite fenêtre ouverte dans le mur. En montant sur le dos de son cheval, il regarda à travers la vitre. A l’intérieur, sept nains étaient couchés et dormaient. Le chevalier appela, frappa contre le mur. Ce fut en vain. Alors il revint dans la prairie et s’y étendit pour passer la nuit. Le lendemain, au matin, il grimpa sur une hauteur qui surplombait la gorge. Trois buissons de roses sauvages y fleurissaient. Le chevalier prit une rose au premier buisson, et il entendit un elfe lui dire dans le feuillage : « Apporte-moi une rose du bon vieux temps ! - Je le voudrais bien, lui répondit le chevalier, mais où la trouverai-je ? » Alors, l’elfe disparut en se lamentant. Le chevalier s’approcha du deuxième buisson et cueillit une fleur. Un elfe apparut, lui demanda la même chose que le premier, ne l’obtint pas, se lamenta et disparut. Quand il eut pris une rose au troisième buisson, le troisième elfe lui demanda : « Pourquoi frappes-tu à notre porte ? - Je voudrais pénétrer dans le jardin de roses du roi Laurin, car je cherche la fiancée du mois de mai. - Pour entrer dans ce jardin, lui dit l’elfe, il faut être un enfant ou un poète. Si tu es capable de chanter une belle chanson, le chemin te sera ouvert. - J’en suis capable. - Alors viens avec moi ! - L’elfe cueillit des roses et descendit dans la gorge, suivi par le chevalier. Ils arrivèrent au moulin. La porte s’ouvrit toute seule. Les nains dormaient toujours. Alors l’elfe les toucha avec les roses en s’écriant : « Réveillez-vous, dormeurs, les jeunes roses sont en fleurs ! » Les nains se levèrent, se frottèrent les yeux et se mirent aussitôt à moudre...
« L’elfe montra au chevalier un couloir qui descendait jusque dans la cave du moulin. De là, une galerie s’enfonçait dans la montagne et s’achevait dans une éclatante lumière. Le chevalier, au comble du bonheur, aperçut le jardin paradisiaque du roi Laurin, avec ses plates-bandes aux mille couleurs, ses bouquets riants et ses buissons de roses épanouies. Il aperçut même le fil de soie qui faisait le tour du domaine. « Maintenant, dit l’elfe, commence ta chanson ! » Alors le chevalier chanta l’amour (Minne) et le mois de mai, et le paradis des roses s’ouvrit pour lui. Il entra alors dans l’éternité.
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« Le « Jardin de roses » flamboie. La nuit monte dans les cheminées du Schlern et des autres montagnes, si belles. La neige remplit les rides rocheuses. Un faisceau doré de rayons solaires, le dernier de ce jour, éclaire la pente où se dresse la ferme du Vogelweider. On dit que c’est là que le troubadour Walther von der Vogelweide, qui chanta de si bon cœur ses joyeux refrains, vit pour la première fois la lumière du monde. Fils du Tyrol, il connaissait sans doute les légendes du « Jardin de roses », du moulin enchanté et des oiseaux chanteurs (...).
Extrait de « La cour de Lucifer » d’Otto Rahn. Paris, Ed. Tchou, 1974.
Certaines personnes, mal informées, pourraient être choquées par la mise en ligne de ce texte d'un auteur que l'on considère à tort comme un nazi. Otto Rahn était avant tout un poète. Il était passionné par les relations qui avaient pu exister entre les troubadours et les "minnesanger" ("troubadours" en allemand) et fasciné par le catharisme. Il a vécu en Occitanie avant d'être rappelé en Allemagne où il s'est fait piéger par les SS qui ont vu en lui un thuriféraire des idées ésotériques nazies. Lorsque, conscient de l'horreur du système nazi, il voulut s'en écarter, ils se débarassèrent de lui d'une manière particulièrement atroce en le décapitant à la hache [Lire à ce sujet "Le mystère Otto Rahn, du catharisme au nazisme" de Christian Bernadac. Paris, Ed. France-Empire, 1978]. Je tiens en outre à préciser qu'on serait bien en peine de trouver une seule idée nazie dans "La cour de Lucifer" le livre dont est tiré le texte qui suit [Otto Rahn. La cour de Lucifer, les cathares gardiens du Graal". Paris, Tchou, 1974].
Le Jardin de Roses
« Depuis plusieurs semaines, je vis dans un alpage situé si haut dans la montagne que, dès que l’automne commence, on doit s’attendre à y voir tomber la neige. Sa blancheur recouvre alors la gentiane odorante, l’arnica dont la sève est efficace pour guérir les blessures, et la pudique rose des Alpes. Cet alpage trouve un sûr équilibre entre le Supérieur et l’Inférieur. Délimité nettement par ses parois abruptes, il se suffit à lui-même. J’ai senti tout de suite qu’il constituait un petit univers enchanté.
« Protégé par les magnifiques Dolomites, il est, certes, loin du monde, mais nullement étranger au monde. Sans lui être annexé, il est relié à lui. Un chemin escarpé qui épouse le flanc généreux de la montagne mène jusqu'à son sommet. En maints endroits, il est coupé de torrents écumants, bondissants, qui voudraient l’empêcher, semble-t-il, de mettre en communication les profondeurs sombres avec les hauteurs sublimes. Mais il s’obstine à monter : plus la paroi est abrupte, plus le torrent est violent, plus il met de sérénité à guider nos pas vers les hauteurs. Il sait que bientôt il n’y aura plus que les hauts sapins couverts de mousse pour l’empêcher de voir l’alpage où il est de son devoir de nous amener et qui constitue sa raison d’être. Quand je l’ai suivi pour la première fois, rien ne me laissait prévoir qu’il me conduirait si haut : un brouillard tourbillonnant et froid l’enveloppait. Enfin, je suis arrivé au sommet et j’y suis resté.
« Depuis que je suis sur cet alpage, je me suis rendu trois fois à Bozen. Il faut quatre heures de marche pour y aller. J’ai acheté de grosses chaussures, des vêtements épais. Plusieurs fois je suis descendu au fond du précipice que domine l’alpage, par un sentier de chasseurs, incroyablement accidenté, qui longe des troncs d’arbres déracinés et des rochers moussus. Dans la vallée, les arbres s’élèvent puissamment, car là la tempête ne peut les ébrécher. Le soleil lui-même ne parvient que difficilement au fond de ce gouffre. N’y a-t-il pas des jours où l’on serait heureux de se passer de lumière ? Ces jours-là, je descendais vers les profondeurs.
« Mais très souvent aussi j’ai pris le chemin qui, de l’alpage, mène au sommet. Il traverse de larges étendues de bruyère où se cachent les airelles rouges, puis une forêt de sapins sombres, à travers les branches déchiquetées desquels on voit toujours briller les grands champs enneigés des monts Adamello ; il contourne harmonieusement un abreuvoir que l’on a construit pour le bétail, et où viennent boire les oiseaux de la forêt. Et il s’arrête là. On est seul devant les aiguilles du « Jardin des roses » qui se dressent vers le ciel. On est seul à recueillir sans contrainte les révélations que ne manquent jamais de faire les hauts sommets des montagnes géantes, avec lesquelles on a l’impression ici de communier, comme si l’on avait part à leur substance.
« Je n’oublierai jamais cette soirée. J’étais devant mon chalet et je regardais mourir le jour. La cloche d’une chapelle située sur un autre versant, dans la forêt, sonnait un glas. Mais le splendide « Jardin de roses » vivait d’une vie insoupçonnée. Ses rochers s’éclairaient d’une flamme aussi rouge que les roses les plus délicates. Par moment, ils flamboyaient comme si un feu eût brûlé à l’intérieur de leurs formes ; et les traînées de brume qui s’accrochaient à leurs flancs ressemblaient à des nuages de fumée. Je contemplais ce spectacle. Et je pensais aux vieilles chansons qui racontent tant de choses merveilleuses sur cette montagne. Autrefois, quand les hommes étaient moins mauvais, le roi des nains, Laurin, entretenait ici un magnifique jardin de roses. Une odeur très suave s’exhalait des corolles de ces fleurs innombrables, et des myriades d’oiseaux, ivres de joie, chantaient nuit et jour la gloire du Créateur. Mais un jour des hommes méchants réussirent à capturer le roi des nains et ils l’emmenèrent dans leurs villes où ils lui firent jouer de force le rôle d’un baladin ou d’un fou, pour faire rire les badauds. Il arriva, cependant, peu après, que Laurin parvint à se débarrasser secrètement de ses chaînes et à revenir dans ses jardins paradisiaques. Afin que plus jamais quelqu’un d’indigne n’y rentrât, il les entoura - comme il l’avait déjà fait, d’ailleurs, une première fois - d’un fil de soie. Homme - eût-il dans les bras une vigueur exceptionnelle - n’aura jamais assez de force pour déchirer ce fil aussi fin que celui d’une toile d’araignée. Aucun mortel - aussi riche qu’il soit - ne pourra jamais acheter le droit de jeter un regard dans le « Jardin de roses ». Même s’il a lu tout ce qui a été écrit, il ne retrouvera jamais le livre où est décrit le jardin enchanté de Laurin.
« Telles étaient mes réflexions devant ma cabane de l’alpage. La nuit était maintenant complètement tombée et la lune avait fait son apparition : ses rayons d’argent jouaient sur la pierre éteinte. Le jour avait quitté ces lieux : la nuit froide y régnait, qu’une belle chanson de Brahms identifie à la mort. Et pourtant, devant moi, la montagne était toujours aussi vivante.
« Il me semble que ce qu’il y avait de plus merveilleux dans Laurin, c’était sa science du Jour et de la Nuit, science qui se confondait avec celle de la vie et de la mort. Oh, comme nous aimerions avoir cette connaissance ! disent les hommes en se lamentant. Car il est toujours possible d’entrer dans le royaume merveilleux de Laurin, malgré le fil de soie qui le protège ! A condition d’être un chevalier, ou un enfant - ou un poète !
« On raconte qu’un jour un compagnon de Dietrich de Bern chevauchait sur le très ancien Troj de rèses, le sentier des roses tyrolien, qui mène à travers la vallée du Tierser, du col de Karer vers le nord. Il avait essayé, mais en vain, de trouver l’entrée du royaume de Laurin. Chaque fois qu’il croyait toucher au but, des parois rocheuses infranchissables se dressaient devant lui. Il remarqua une crevasse et il s’y enfonça... C’était un passage souterrain. Et près d’un ruisseau il entendit les chants merveilleux d’une foule d’oiseaux. Il s’arrêta et prêta l’oreille. Alors il aperçut une femme qui gardait ses moutons dans une prairie ensoleillée. Il lui demanda si les oiseaux chantaient toujours ainsi. Elle lui répondit que depuis bien longtemps elle ne les avait pas entendus chanter, mais qu’elle croyait maintenant qu’il était possible de retrouver le moulin et de le remettre en marche pour le salut des hommes. « Quel est donc ce moulin ? » demanda le chevalier. « Un moulin enchanté qui ne tourne plus depuis de nombreuses années. Autrefois c’étaient des nains qui le faisaient marcher. Il appartenait à Laurin qui y faisait moudre de la farine pour la donner aux pauvres. Mais des hommes avides sont venus ; et l’un d’eux jeta un nain à l’eau parce qu’il ne lui avait pas donné assez de farine. C’est depuis ce temps-là que le moulin s’est arrêté. Il a disparu et est devenu introuvable. Et il doit le rester jusqu'à ce que les oiseaux recommencent à chanter. »
« Le moulin se trouve au fond de la crevasse, lui dit encore la femme, il est fermé, sa roue est immobilisée. On l’appelle le Moulin des roses, parce qu’il est entouré de roses sauvages. » Le chevalier courut aussitôt dans la forêt pour chercher le moulin, et il le trouva. La mousse poussait sur son toit, ses murs en planches étaient noircis par l’âge ; la roue ne tournait plus. Les roses formaient un fourré si épais qu’à moins de savoir que le moulin était là, on fût passé à côté sans le voir. Le chevalier essaya d’ouvrir la porte : la serrure ne céda pas. Il avisa alors une petite fenêtre ouverte dans le mur. En montant sur le dos de son cheval, il regarda à travers la vitre. A l’intérieur, sept nains étaient couchés et dormaient. Le chevalier appela, frappa contre le mur. Ce fut en vain. Alors il revint dans la prairie et s’y étendit pour passer la nuit. Le lendemain, au matin, il grimpa sur une hauteur qui surplombait la gorge. Trois buissons de roses sauvages y fleurissaient. Le chevalier prit une rose au premier buisson, et il entendit un elfe lui dire dans le feuillage : « Apporte-moi une rose du bon vieux temps ! - Je le voudrais bien, lui répondit le chevalier, mais où la trouverai-je ? » Alors, l’elfe disparut en se lamentant. Le chevalier s’approcha du deuxième buisson et cueillit une fleur. Un elfe apparut, lui demanda la même chose que le premier, ne l’obtint pas, se lamenta et disparut. Quand il eut pris une rose au troisième buisson, le troisième elfe lui demanda : « Pourquoi frappes-tu à notre porte ? - Je voudrais pénétrer dans le jardin de roses du roi Laurin, car je cherche la fiancée du mois de mai. - Pour entrer dans ce jardin, lui dit l’elfe, il faut être un enfant ou un poète. Si tu es capable de chanter une belle chanson, le chemin te sera ouvert. - J’en suis capable. - Alors viens avec moi ! - L’elfe cueillit des roses et descendit dans la gorge, suivi par le chevalier. Ils arrivèrent au moulin. La porte s’ouvrit toute seule. Les nains dormaient toujours. Alors l’elfe les toucha avec les roses en s’écriant : « Réveillez-vous, dormeurs, les jeunes roses sont en fleurs ! » Les nains se levèrent, se frottèrent les yeux et se mirent aussitôt à moudre...
« L’elfe montra au chevalier un couloir qui descendait jusque dans la cave du moulin. De là, une galerie s’enfonçait dans la montagne et s’achevait dans une éclatante lumière. Le chevalier, au comble du bonheur, aperçut le jardin paradisiaque du roi Laurin, avec ses plates-bandes aux mille couleurs, ses bouquets riants et ses buissons de roses épanouies. Il aperçut même le fil de soie qui faisait le tour du domaine. « Maintenant, dit l’elfe, commence ta chanson ! » Alors le chevalier chanta l’amour (Minne) et le mois de mai, et le paradis des roses s’ouvrit pour lui. Il entra alors dans l’éternité.
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« Le « Jardin de roses » flamboie. La nuit monte dans les cheminées du Schlern et des autres montagnes, si belles. La neige remplit les rides rocheuses. Un faisceau doré de rayons solaires, le dernier de ce jour, éclaire la pente où se dresse la ferme du Vogelweider. On dit que c’est là que le troubadour Walther von der Vogelweide, qui chanta de si bon cœur ses joyeux refrains, vit pour la première fois la lumière du monde. Fils du Tyrol, il connaissait sans doute les légendes du « Jardin de roses », du moulin enchanté et des oiseaux chanteurs (...).
Extrait de « La cour de Lucifer » d’Otto Rahn. Paris, Ed. Tchou, 1974.
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