Photo de Roland Comte (Automne - Ailhon)
J'allais alors d'un pas plus
tranquille chercher quelque lieu sauvage dans la forêt, quelque lieu désert où
rien ne montrant la main des hommes n’annonçait la servitude et la domination,
quelque asile où je pusse croire avoir pénétré le premier, et où nul tiers
opportun ne vint s'interposer entre la nature et moi. C'était là qu'elle
semblait déployer à mes yeux une magnificence toujours nouvelle. L'or des
genêts et la pourpre des bruyères frappaient mes yeux d'un luxe qui touchait
mon cœur; la majesté des arbres qui me couvraient de leur ombre, la délicatesse
des arbustes qui m'environnaient, l'étonnante variété des herbes et des fleurs
que je foulais sous mes pieds, tenaient mon esprit dans une alternative
continuelle d'observation et d'admiration: le concours de tant d'objets
intéressants qui se disputaient mon attention, m'attirant sans cesse de l'un à
l'autre, favorisait mon humeur rêveuse et paresseuse, et me faisait souvent
redire en moi-même: «Non, Salomon dans toute sa gloire ne fut jamais vêtu comme
l'un d'eux. »
Mon imagination ne laissait pas
longtemps déserte la terre ainsi parée. Je la peuplais bientôt d'êtres selon
mon cœur, et, chassant bien loin l'opinion, les préjugés, toutes les passions
factices, je transportais dans des asiles de la nature des hommes dignes de les
habiter. Je m'en formais une société charmante dont je ne me sentais pas
indigne; je me faisais un siècle d'or à ma fantaisie, et remplissant ces beaux
jours de toutes les scènes de ma vie qui m'avaient laissé de doux souvenirs, et
de toutes celles que mon cœur pouvait désirer encore, je m'attendrissais
jusqu'aux larmes sur les vrais plaisirs de l'humanité, plaisirs si délicieux,
si purs, et qui sont désormais si loin des hommes. Cependant au milieu de tout
cela, je l'avoue, le néant de mes chimères venait quelque fois la contrister
tout à coup.. Quand tous mes rêves se seraient tournés en réalités, ils ne
m'auraient pas suffi : j'aurais imaginé, rêvé, désiré encore. Je trouvais en
moi un vide inexplicable que rien n'aurait pu remplir, un certain élancement du
cœur vers une autre jouissance dont je n'avais pas d'idée et dont pourtant je
sentais le besoin. Hé bien, cela même était jouissance, puisque j'en étais
pénétré d'un sentiment très vif et d'une tristesse attirante que je n'aurais
pas voulu ne pas avoir.
Bientôt, de la surface de la terre,
j'élevais mes idées à tous les êtres de la nature, au système universel des
choses, à l'Etre incompréhensible qui embrasse tout. Alors, l'esprit perdu dans
cette immensité, je ne pensais pas, je ne raisonnais pas, je ne philosophais
pas: je me sentais avec une sorte de volupté, accablé du poids de cet univers,
je me livrais avec ravissement à la confusion de ces grandes idées, j'aimais à me
perdre en imagination dans l'espace; mon cœur, resserré dans les bornes des
êtres, s'y trouvait trop à l'étroit, j'étouffais dans l'univers, j'aurais voulu
m'élancer dans l'infini. Je crois que, si j'eusse dévoilé tous les mystères de
la nature, je me serais senti dans une situation moins délicieuse que cette
étourdissante extase à laquelle mon esprit se livrait sans retenue, et qui dans
l'agitation de mes transports, me faisait écrier quelquefois: « O grand Etre! ô
grand Etre! » sans pouvoir dire ni penser rien de plus.
Ainsi s'écoulaient dans un délire
continuel les journées les plus charmantes que jamais créature humaine ait
passées: et quand le coucher du soleil me faisait songer à la retraite, étonné
de la rapidité du temps, je croyais n'avoir pas assez mis à profit ma journée,
je pensais en pouvoir jouir davantage encore; et, pour réparer le temps perdu,
je me disais: « Je reviendrai demain ».
(Jean-Jacques Rousseau - Troisième
lettre à M. de Malesherbes)
Ce texte a fait partie de la sélection du 14ème Printemps des Poètes organisé par Cévennes Terre de Lumière le 18 mars 2012 en l'église romane de Saint-Jean de Poutcharesse au profit de sa restauration.
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